Un Ouzbékistan entre rêves et réalités
Publié le 12 octobre 2024
L'Ouzbékistan, "perle de l'Asie centrale", est un pays qui possède indéniablement une très grande richesse culturelle, historique et architecturale. Carrefour majeur de la route de la soie pendant plusieurs siècles, ce pays a vu plusieurs empires se succéder pour le contrôler avant de finalement prendre son indépendance en 1991 ! 🇺🇿
Nous sommes arrivé en Ouzbékistan par sa frontière ouest avec le Kazakhstan, dans la région autonome du Karakalpakstan. Après 24 heures de voyage en train dans le désert, nous avons fait une courte escale à Ourguentch avant de poser nos bagages à Khiva.
Dès notre arrivée dans cette petite ville de province, nous avons pris une claque ! Un total dépaysement, tant d'un point de vue esthétique et architectural que d'un point de vue culturel. La vieille ville, érigée par des tribus ouzbèkes du XVIe siècle et retranchée derrière d'imposantes murailles de briques de près de dix mètres de haut, est à elle seule un émerveillement de tous les instants 🤩
La quasi-totalité des bâtiments (habitations, monuments historiques et religieux...) sont recouverts de torchis, un mélange d'eau, de terre et de fibres naturelles qui agit autant comme liant structurel que comme couche protectrice (un peu à la manière d'un crépi). Les fresques de faïences en dégradé de bleus qui ornent les minarets et les façades des madrasas (écoles théologiques) ainsi que les somptueuses portes et poteaux en bois sculpté que l'on trouve absolument partout sont, par contraste avec la simplicité et l'aspect très brut du torchis, naturellement mis en avant comme dans un écrin.
Un savant mélange !
Nous nous sommes amusés à imaginer les caravanes de marchands d'un temps révolu parcourant longtemps le désert avant de finalement parvenir à cet oasis et d'être émerveillés comme nous l'avons été en arrivant (bon, on a pas passé plusieurs semaines dans le désert non plus, mais l'idée est là 😄).
Quelle ne fut pas alors notre surprise en découvrant pendant nos déambulations que beaucoup de ces édifices dataient... du XIXe siècle ! Mais, en réalité, c'est tout à fait compréhensible. Comme souvent au cours de l'Histoire, des monuments historiques ont été reconstruits plusieurs fois ou érigés sur les ruines de leurs prédécesseurs, et Khiva ne fait pas exception.
Ce qui est toutefois remarquable, c'est le fait que les techniques de constructions soient restées très similaire tout ce temps. Encore aujourd'hui, le torchis est régulièrement rafraîchis sur les façades et, sur les quelques chantiers de construction que nous avons pu voir, l'utilisation de briques de terre compose une grande partie des éléments portants.
Suivant les ancestrales routes vers l'est, nous sommes ensuite aller découvrir Boukhara puis Samarcande, villes millénaires au rayonnement artistique et intellectuel, sinon mondial, s'étendant au moins sur une grande partie de l'Eurasie pendant plusieurs siècles.
Là encore, c'est un régal pour les yeux. Les bazars et leurs halles surmontées de dômes de briques, les mosquées et leurs portails étincelants de faïences colorées, les madrasas et leurs cours intérieures où le temps semble être suspendu... Tout est splendide et très bien conservé. Peut-être un peu trop d'ailleurs 🤔
Et, effectivement, avant de voir dans une alcôve de la mosquée Bibi-Khanym quelques photos datant des années 1970 sur lesquelles tous ces beaux monuments chatoyant étaient encore... des ruines, nous ignorions qu'une grande campagne de restauration a été entreprise il y a une trentaine d'années afin de redonner toute leur splendeur à ces symboles du passé. Et pour cause, une grande partie des édifices emblématiques ont été presque entièrement reconstruits dans les années 1990, ne faisant l'objet d'aucune publicité de la part des autorités locales ou des brochures touristiques.
Les ruines de la mosquée Bibi-Khanym à la fin du XIXe siècle (carte postale de la collection privée d'Elena Paskaleva, publication : Izdanie A.L. Kirsner, années 1920)
En soi, restaurer un bâtiment historique n'a rien de choquant. Au contraire, il est même souvent nécessaire d'y recourir pour ne pas voir disparaître dans l'oubli et l'indifférence un patrimoine ancien (voire très ancien). Notamment pour l'Ouzbékistan, le manque de moyen, de matériaux, et les pillages ont longtemps freinés le lancement d'une politique de restauration à grande échelle. Le soucis, c'est que la nature de ces "restauration" (notamment à Samarcande, mais pas uniquement) est sujette à controverse. Comme souligné dans ces articles de National Geografic et Regard sur l'Est, la frontière entre restauration du patrimoine et réécriture historique pour servir la nouvelle identité nationale est pour le moins... floue 🤨
A titre d'exemple, l'UNESCO, qui a inscrit Samarcande au Patrimoine mondial en 2001, qualifie la ville de "carrefour et lieu de synthèse des cultures du monde entier" mais critique néanmoins des interventions de restauration inadaptées affectant l'authenticité des édifices et les rendant plus vulnérables à terme. Par exemple, la mosquée Bibi-Khanym, dont nous parlions plus tôt, a vu sa structure partiellement reconstruite avec du béton (et non de la brique comme à l'origine).
La même mosquée aujourd'hui
Malgré tout, le travail accompli reste titanesque. Il serait injuste de ne pas reconnaître les recherches qui ont tout de même été effectuées pour reconstituer ces bâtiments, ainsi que le labeur de tous les ouvriers et artisans qui y ont participé. De plus, cela reste un sujet à réponses multiples qu'il n'est pas évident de départager. Ne pas toucher à l'histoire quitte à laisser des vestiges du passé se dégrader voire disparaître ? Restaurer à l'identique, mais de quelle époque ? Apporter une touche de nouveauté à l'ancien ? Ces questions sont loin d'avoir des réponses simples, nous l'avons vu récemment chez nous avec le chantier de restauration de la flèche de Notre Dame de Paris.
En revanche, il y a d'autres aspects de ces restaurations que nous avons trouvé plus... dérangeant.
D'une part, nous avons clairement remarqué pendant notre passage dans ces villes que les bâtiments emblématiques sont autant une vitrine des velléités identitaire du pouvoir en place qu'un boulevard pour les boutiques de souvenirs dédiées aux touristes. C'est bien simple, ces dernières sont partout. Dans les petites alcôves des cours intérieurs des madrasas, à l'intérieur des salles servant de musée (entre deux artefacts authentiquement historiques), entre les bâtiments, dans les bâtiments...
Bien entendu, les (très) nombreux groupes de touristes de toutes les nationalités sont dûment guidés jusqu'à toutes ces échoppes. Vous reprendrez bien une petite carte postale avec votre tapis d'orient ?
Entendons-nous bien, nous ne sommes absolument pas contre le fait que les locaux tentent de vivre du tourisme dans leur ville, bien au contraire ! Il est tout à fait normal que la population locale puisse profiter de cette manne financière venue des quatre coins du monde. Mais, là où nous sommes allé, il nous semblait que les habitants peinaient à tirer leur épingle du jeu. Car, non seulement une infime partie d'entre eux a la chance de posséder un étal dans un monument prestigieux, mais surtout, tout est fait pour séparer les touristes des locaux.
Et c'est précisément ceci que nous avons trouvé révoltant 😤
Nous avons parlé de mosquées, de madrasas et autres minarets, mais nous n'avons pas évoqué les "mahallas", les anciens quartiers communautaires musulmans que l'on trouve dans la plupart des grandes villes du pays. Et pour cause, car certaines sont menacées de disparaître, comme à Tachkent, et d'autres ont simplement été emmurées pour les isoler du reste des bâtiments emblématiques, comme à Samarcande.
Mur séparant la mahalla d'Iskandarov du mausolé Gur Amir
A Samarcande justement, les habitants de cette mahallas n'ont pas été prévenus qu'un mur brut de plusieurs mètres de haut allait les priver de la vue qu'ils avaient sur le reste de la ville en les cloîtrant à l'écart des regards touristiques. Touristes qui, eux, auront arrière-plan de visite des murs ornés de briques et de faïences (fausses dans la majorité des cas, mais de loin cela ne se voit pas...). Ce profond mépris pour les habitants et leurs usages de la ville et les tendances urbanistiques hygiénistes qui en découlent nous ont particulièrement heurtées, vous vous en doutez.
Toujours à Samarcande, des quartiers entiers d'habitations typiques en ossature bois, qui avaient elles aussi une valeur patrimoniale, ont été détruits au profit de parcs et autres aménagements destinés à satisfaire une certaine idée du tourisme occidental. Le reste a tout bonnement été écarté de la route de ces touristes par des murs. Résultat, comme le dit très bien Ona Vileikis, chercheuse au University College de Londres et spécialiste de la conservation du patrimoine : « Les monuments de Samarcande ont été déconnectés de leur tissu urbain ».
"Alors quoi ? Il faudrait purement et simplement bouder le pays ?"
Non, bien sûr que non. Ceci n'est que notre avis très personnel sur une situation précise à un instant précis. Nous nous sommes forgé un sentiment plutôt en demi-teinte, mais tout n'est pas à jeter, loin s'en faut ! Nous avons simplement estimé important de ne pas occulter une réalité moins idéale (moins "carte postale") que ce qu'on peut voir le plus souvent à propos de ce pays.
Des éléments problématiques que nous avons soulevés, peu sont totalement irréversibles. Il reste possible de reconnecter les bâtiments emblématiques à leur histoire en même temps qu'au tissu urbain qui les entouraient ou les entourent toujours et qui sert de "liant historique". Construire des murs, on sait faire. Les abattre, on sait faire aussi 💪
Nous encourageons celles et ceux qui veulent visiter l'Ouzbékistan à ne pas se limiter aux "chemins balisés", mais d'aller de l'autre côté des murs, de se balader dans les ruelles tortueuses des quartiers d'habitations typiques, de s'enfoncer dans le désert à la recherche des forteresses médiévales à demi enfouies sous le sable.
Selon nous, l'expérience de visite qui semble si chère aux autorités ouzbèkes n'en serait que plus riche. Et si de plus en plus de touristes se mettent à adopter cette démarche, cela pourrait donner plus de poids aux habitants pour défendre leurs villes et leur patrimoine. Il semble d'ailleurs que des évolutions en ce sens aient déjà commencées dans le but de mieux préserver les bâtiments, les matériaux et d'en faire bénéficier les locaux autant que les touristes.
Nous espérons que ce sera effectivement le cas et que ce n'est qu'un début 🙂